15 mai 2024

 

Paul et Vanessa . Chapitre XIV . Saint Gilles Les Hauts

(Les deux premiers chapitres sont dans les archives de novembre 2023.
Les chapitres suivants sont archivés chaque mois à raison de deux par mois.)

Les grandes vacances se sont déroulées tranquillement en suivant le programme établi par Paul. Le départ pour rencontrer Virginie s'approche, Paul fait de gros efforts pour ne laisser transparaître aucun signe de nervosité. 

Jeudi dix sept octobre, vingt et une heure: 

Départ de la Diagonale des Fous et atterrissage concomitant de Paul à l'aéroport Roland Garros. Après douze heures de vol et une heure de taxi, Paul arrive chez Virginie à Saint Gilles les Hauts. Virginie l'accueille courtoisement en affirmant poliment qu'elle le reconnaît très bien et qu'elle est enchantée de sa visite .

Paul est très troublé. Virginie était une adolescente réservée, repliée sur elle-même, fragile, elle est maintenant une femme aux allures bourgeoises, très sûre d'elle, intimidante, un peu maniérée aussi. 

Elle est toujours très belle mais Paul n'avait pas imaginé qu'elle eût à ce point changé.

"Je peux vous conduire tout de suite dans votre chambre, nous passerons à table quand vous serez installé, la cuisinière a préparé un cari bichiques.

-Oui merci, j’ai le temps de prendre une douche ?

-Bien sûr, ces voyages dans la bétaillère d’Air France sont devenus une telle épreuve, même en classe affaires, un long bain est indispensable pour vous dépolluer, prenez votre temps, l’employée a sa chambre dans la maison, il n’y a pas d’horaires ici. Nous aurons tout loisir de nous entretenir demain quand vous serez reposé.

On se tutoie, Paul ?

Les bichiques, le « caviar péi « , comme disent les natifs, étaient excellents ainsi que le rosé de Corse.

Mais Virginie resta assez distante ce premier soir et Paul, fatigué par le voyage, fut très discret et réservé lui aussi.

Le lendemain matin, au réveil, Paul fut ébloui par la somptuosité des lieux et impressionné quand, en ouvrant la fenêtre, il découvrit l’étendue du terrain au fond duquel il aperçut une sorte de baraquement en bois qui ressemblait à un box pour chevaux.

Au petit déjeuner qu’il prit en tête à tête avec Virginie, il se risqua à évoquer avec prudence les années mauriciennes et cette fois Virginie ne se déroba pas du tout, au contraire.

"Oui, j’étais follement amoureuse de toi, Paul, mais pour être parfaitement honnête, je recherchais aussi un adulte suffisamment sérieux et responsable, à qui je puisse confier mes secrets intimes et tu avais ce profil. J’étais sérieusement perturbée par ce que j’avais subi de la part d’une de tes collègues. Cela t’intéresse vraiment que je t’en parle ?

Et comment! Tu sais Virginie, je m’étais bien rendu compte que tu n’étais pas très épanouie en classe, et après ma dérobade et ta disparition inattendue qui a suivi, je fus rongé de remords qui m’ont poursuivi pendant des années et qui resurgissent maintenant. 

Cette collègue c’était ta prof de français, n’est-ce pas ?

Comment le sais-tu ? Oui, c’était Florence Beauvau, les élèves l’appelaient belle vache”.

Je vais être parfaitement franche, j’avais besoin d’amour mais aussi d’aide. Ma déclaration était aussi un cri de détresse. Et ce que je vais te raconter est assez triste et même un peu glauque, mais si tu insistes, je te le dois bien. Je vais t'en donner une version courte, car, quarante ans après les faits, ces souvenirs sont encore un peu douloureux et puis j'ai déjà évoqué tant de fois cet épisode angoissant de ma vie, à mon époux, à ma mère et même à ma fille.

 

"Ta fille, tu as une fille ?

 -Oui, Monica, tu la verras demain, elle est allée voir son grand-père à Mada, elle revient cette nuit. 

 -Monica, tu l'as appelée Monica ?

 -Oui, on m'a si souvent dit que je ressemblais à Monica Belluci que j'ai choisi ce prénom pour ma fille, ainsi Monica, ce ne serait plus moi, mais elle. Mais si tu m'interromps tout le temps, je ne vais pas y arriver, je te parlerai de ma famille après. Je peux commencer? 

 - Oui, pardon, je t'écoute.

Pour faire plaisir à ma mère, je prenais des cours particuliers avec cette prof qui voulait que je l’appelle Nina.

J’avais eu une éducation assez spéciale à Madagascar où mon père était ambassadeur de France, vingt ans après une indépendance qui fut source de vives déceptions, avec la perpétuation des pesanteurs coloniales et des inégalités. Nous vivions en cercle très fermé, dans un parfait entre-soi, ce qui explique sans doute un manque de maturité, une innocence, une rare candeur qui fut la cause d’un événement dramatique lors de ma scolarité à Maurice . Mes parents m’avaient habituée depuis la petite enfance, à vivre poitrine nue à la maison pendant l’été, y compris après ma puberté et tant pis si cela gênait affreusement les invités du corps diplomatique, au contraire, cela amusait ma mère qui était une grande farceuse.

J’insiste car c’est important, il était devenu très naturel pour moi de me balader les seins à l’air.

Et donc, c’est sans aucune intention malsaine que j’ai un jour demandé à cette prof de français d’enlever mon tee-shirt chez elle, pendant un cours particulier, un jour de grande chaleur.

Fatale erreur, ma naïveté, mon innocence enfantine, m’ont coûté très cher.

Cette détraquée, cette démente, s’est jetée sur moi, a pénétré mes orifices avec une violence et une barbarie inouïes, je te passe les détails, Paul…

J’ai heureusement réussi à lui mordre un sein jusqu’au sang et à m’enfuir.

C’était à deux semaines de la fin de l’année; après ce viol, car il s’agit bien de cela- les femmes violent aussi, je ne suis plus retournée au lycée cette année là, évidemment.

Paul, qui connaissait la version de l’événement selon Nina, n’en dit mot, bien entendu et demanda à Virginie de changer de sujet en s’excusant longuement de lui avoir demandé de parler de cette période de sa vie dont il ignorait la monstruosité.

"Oui, cessons de parler de cela, mais tu voulais savoir pourquoi j’étais une élève introvertie l’année suivante pendant tes cours et pourquoi cette déclaration.

Le naturel, la franchise, la bonté, la générosité, qui émanaient de ta personne, ton très léger accent vosgien, ton profil de dauphin aussi et la modulation basse et rassurante de ta voix d'acteur m’avaient réconcilié avec le genre humain et davantage encore, tant de candeur et de pureté m'avait conquise, j’étais littéralement subjuguée, envoûtée, je voulais m’offrir à toi. Voilà, tu sais."

Après ce récit éprouvant, Virginie interrogea Paul sur sa vie en " Métropole", le réprimanda d'être venu non accompagné de son épouse et lui résuma brièvement son propre parcours après sa scolarité à Maurice.

Baccalauréat à La Réunion, maîtrise de lettres modernes à l'Université d'Aix-Marseille,  puis retour sous les tropiques et mariage avec un héritier d'un grand groupe commercial, hélas décédé il y a trois ans maintenant.

"Je vis donc maintenant, dans cette immense maison, seule avec ma fille Monica, les deux employées et Crin-pâle le cheval.

-Il me semblait bien avoir vu un box tout au fond de la propriété. Crin-pâle, c'est vraiment un drôle de nom pour un cheval . 

-C'est Monica qui l'a baptisé  ainsi.

- A ce sujet, je n'ai pas réussi à joindre Monica à Madagascar, elle rentre tard cette nuit.

Demain matin, s'il te plaît, Paul, tu n'ouvres pas les persiennes de ta chambre avant mon autorisation.

- Ah bon, pourquoi ?

- Monica a l'habitude de faire quelques tours de piste le matin au fond du terrain avec Crin-pâle, nous n'avons pas de manège couvert et il y a un petit problème. 

- Quel problème  ?

- Elle chevauche Crin-pâle, complètement nue. Je t'expliquerai.

Mon viol, j'ai dû le garder pour moi pendant des années. La rentrée qui a suivi l'agression au lycée La Bourdonnais fut bien sûr une épreuve redoutable. Silence total, omerta, je n'avais pas le choix. Demander un entretien au Proviseur pour me plaindre qu'une prof de français du lycée m'avait violée à  la fin de l'année passée, m'exposait au risque de me retrouver dans la cellule psychiatrique de l'hôpital de Curepipe le soir même . 

La suite de ma scolarité, je l'ai faite à La Réunion en croyant qu'en changeant d'île, je réussirais à tourner la page. Ce fut un peu plus long et difficile. A la naissance de ma fille cependant, les années Curepipe n'étaient plus qu'un lointain souvenir.

Dix sept ans  plus tard, je me demande encore pourquoi et je le regrette amèrement, j'ai parlé du viol et de ma violeuse à Monica. 

D'un jour à l'autre, son comportement a alors brutalement changé. 

Monica était une jeune fille sage et conformiste, elle est soudainement devenue rebelle, révoltée et transgressive. Elle s'est mise à fréquenter les plus ravagés des indigénistes ou wokistes de l'île et elle a été gravement contaminée. 

Et maintenant, tous les matins, elle monte à cheval complètement nue.

Crin-pâle s'en fiche et moi, je m'y suis habituée ainsi que les deux employées ; ici, dans la propriété, c'est sans conséquences, le terrain étant entourée d'un haie de filaos.

Mais elle randonne nue également . 

Je t’ennuie, Paul, avec mes histoires ?

-Non, pas du tout, au contraire, c’est passionnant.

-D’accord, je continue .

Je sais bien que la  » Randonue » sur les sentiers de Mafate et Cilaos est en plein développement, et qu’il existe déjà des gîtes naturistes aux Antilles, mais ici, à La Réunion, la « nudophobie » est encore vive.

J’ai d’ailleurs été convoquée à la gendarmerie, il y a un mois, leurs drones expérimentaux ayant identifié fortuitement Monica avec deux copines, nues dans la Plaine des Sables.

Même si la Plaine des Sables est un plateau désertique, complètement nu lui-même, uniquement couvert de scories, paysage lunaire à la beauté irréelle, il s’offre à la vue des conducteurs en contrebas d’un autre plateau et par conséquent, ces faits relèvent bel et bien d’une infraction pénale, m’ont-ils dit.

J’ai donc longuement parlé à Monica pour lui faire part de mon inquiétude et de mes interrogations au sujet de son comportement devenu si brutalement transgressif.

Ses réponses furent étonnantes, étranges, troublantes.

Monica m’a confiée que la narration de mon agression avait provoqué un choc psychologique chez elle . Elle est allée voir un psychiatre qui lui a parlé de transmission transgénérationnelle des traumatismes: On sait qu’une réplique d’un tremblement de terre peut se produire des années et parfois une dizaine d’années après la secousse originelle. Pour un viol, le processus serait semblable, le traumatisme psychologique peut sauter une génération et se répliquer sur la fille de la victime, vingt ans plus tard.

Cela est absurde bien sûr, mais Monica est persuadée de la validité de la théorie de ce psy. Voilà, demain, fais donc très attention quand tu t’adresseras à elle, pas de plaisanteries douteuses, Monica, bien qu’elle chevauche Crin-pâle nue, est une adolescente fragile et pure, comme je l’étais moi-même à son âge.

Parlons de toi, maintenant.

Et Paul parla brièvement de sa vie avec Sylvie à Gérardmer, en passant sous silence, évidemment, les difficultés qu’il avait rencontrées pour s’échapper trois jours en solo à La Réunion.

Virginie avait demandé à Paul de ne pas ouvrir les volets, mais avec des vantaux persiennés, à l’italienne, avec cadre inférieur relevable, Paul fut incapable de résister à la tentation.

Il entr’ouvrit discrètement les battants dès qu’il entendit le bruissement des pas de Crin-pâle et un spectacle inoubliable s’offrit à lui.

L’oscillation périodique du bassin de Monica en phase avec le déhanchement de Crin-pâle était une merveille, un enchantement, un miracle.

Oh, comme ces croupes étaient belles !

« Jeune femme nue sur cheval », étonnant que Courbet n’y ait pas pensé .

Paul resta figé, paralysé, pendant de longues minutes.

Monica souriait, elle était radieuse, épanouie, elle jubilait.

Premier repas en présence de Monica: La conversation avec elle ne fut pas facile; quand celle-ci apprit que Paul était un ancien prof de Virginie lors de ses années mauriciennes, Monica se replia complètement sur elle-même et ne dit plus aucun mot dès que fut prononcé le nom du lycée.

 La thèse de la transmission transgénérationnelle du traumatisme émise par le psychiatre, que Virginie rejeta catégoriquement, n'est peut-être pas si absurde.

La Bourdonnais, Curepipe où Monica n'était pourtant jamais allée, semblaient être des noms démoniaques.

Pour changer de conversation et détendre l'atmosphère , Paul a failli interroger Monica sur sa pratique particulière de l'équitation : Équilibre, coordination, maîtrise du corps, monter à cru ne doit pas être facile, Paul avait la question au bout des lèvres et se ravisa in extremis;  il était censé avoir gardé les volets clos et tout ignorer de la promenade matinale de Monica et il l'avait sottement oublié, quel niais !

C'eût été une gaffe monumentale, irréparable !

Dernier jour avant le retour de Paul. Celui-ci, ce matin, a gardé les volets clos.

Il aurait bien aimé, en tant qu’observateur physicien, admirer une nouvelle fois l’harmonie du balancement périodique de la croupe de Monica, mais Paul avait une morale et un homme sain, un Vosgien, n’est pas un voyeur. Une seule fois, c’est de la simple curiosité, pas du voyeurisme.

Au repas, Virginie confia à Paul qu’elle serait ravie qu’il revienne à La Réunion accompagné de son épouse pour un séjour plus long, plusieurs semaines sont nécessaires pour connaître un peu l’île.

Et Paul, bien sûr, invita Virginie et Monica à venir à Gérardmer pour découvrir les Vosges. Et la conversation s’orienta naturellement sur le sujet des sentiers de randonnée . Paul parla plus précisément d’une randonnée au départ de Gérardmer nommée “ Le Saut de la Bourrique “, dont il adore la légende qui lui donna son nom : Une bourrique, pour protéger son propriétaire attaqué par des bandits, se jeta sur eux au pied de la cascade où elle périt avec les mécréants.

Monica écouta Paul religieusement, avec un sourire béat d’admiration pendant le récit de la légende, rappelant à Paul l’attitude curieuse de sa mère quand elle buvait ses cours de Physique il y a presque quarante ans.

Monica était très belle et très sexy, comme l’était sa mère à son âge .


10 mai 2024

 

Paul et Vanessa . Chapitre XIII. Avant le départ .

Fin des vacances de Pâques. Sylvie a tenu sa promesse, elle est restée à Gérardmer. Mais elle n’a consulté ni médecin, ni psychanalyste, c’était un prétexte bien sûr pour rester seule. En revanche, elle a fait le ménage de fond en comble en s’attardant particulièrement sur l’ordinateur de Paul, bien rangé dans un placard.

Et elle a facilement découvert ce qu’elle cherchait: La correspondance entre Paul et Virginie. Ses soupçons étaient fondés, Paul lui a menti, ce n’est pas pour la  " Diagonale des Fous " qu’il se rend à La Réunion. Sylvie est soulagée, elle se sent beaucoup plus légère maintenant, presque libérée.

Trois mails seulement et très courtois, elle s’attendait à pire .

Paul rentre demain, elle ne lui dira rien, évidemment.

Plus Virginie y pense, plus elle est rassérénée.

"Cette fille aux deux prénoms, qui avait traumatisé son début de carrière et qui revenait hanter ses nuits maintenant qu’il était à la retraite et que le naufrage s’approchait à grande vitesse, il m’en avait parlé, même si cela avait été très difficile. Il m’a aussi averti longtemps à l’avance de son projet de voyage à La Réunion en prétextant un motif farfelu que je n’ai jamais cru, bien sûr.

Enfin, cette correspondance par mail n’a pas été préméditée, elle a été largement improvisée et il n’avait probablement pas l’intention de me la cacher définitivement, preuve en est qu’il n’a même pas pris la peine de verrouiller son Mac avec un mot de passe. Pour moi l’énigme est résolue et je n’ai pas été trompée, ou si peu … Le pigeon, le cocu magnifique, ce n’est pas moi, c’est lui ! « Pigeon », c’est ça, je vais essayer de l’appeler « Pigeon » de temps à autre. Il a déjà eu droit à « Poussin bleu » , « Lapin » , « Pigeon » sera sa nouvelle fine appellation."

Retour de Paul.

Sylvie est gaie, enjouée, Paul est éreinté .

"Tu as bien fait de ne pas venir Sylvie, les trois premiers jours, les sentiers étaient très glissants, verglacés, et à 2700m d’altitude, il fait froid; de plus, les gîtes étaient mal chauffés. Tu ne vas pas me croire, la première nuit, j’ai rêvé que je faisais partie des troupes napoléoniennes lors de la Retraite de Russie. Et toi ? Ton analyse semble t’avoir particulièrement réussi, tu es rayonnante.

-Oh, je n’ai eu droit qu’à une séance écourtée, moins de cinq minutes, formalités comprises . Je te résume les questions:

"Comment s’est passée votre enfance au sein de votre famille ?"

J’ai répondu :" Très bien, aucun souci."

-Avez-vous déjà songé à vous auto-mutiler ? À mettre fin à vos jours ?

-Jamais.

-À quel point vous sentez-vous lié à votre entourage ?

-J’ai deux enfants adorables qui ont un travail et un époux que j’aime.

Il m’a répondu: « Je ne peux rien pour vous, n’oubliez pas de passer voir ma secrétaire avant de partir »

Les semaines passent, Sylvie a retrouvé sa sérénité et semble heureuse.

Paul est maintenant beaucoup moins certain de sa fidélité. Son épouse s’absente en effet toutes les fins de semaine pour aller, selon ses dires, travailler bénévolement à Épinal dans une association qui a pour but l’accompagnement et la défense des agriculteurs en situation de détresse .

« La femme n’est pas encore capable d’amitié: elle ne connaît que l’amour.”

Paul ne parvient pas à évacuer cette affirmation de Nietzsche qui revient de façon récurrente dans ses pensées. Mais il ne souhaite pas dépenser son énergie à enquêter.

Quand il a eu l’audace, une seule fois, de demander des précisions à Sylvie, il a eu droit à une violente leçon de morale:

Comment, les guignols censés diriger l’Union européenne assassinent nos agriculteurs pour permettre, entre autres, de financer la guerre en Ukraine et toi, tu t’en laves les mains!

Tu es complice, Paul ! Sors de ta léthargie ! Moi, j’ai une morale, je ne peux rester les bras croisés, tu ne vas quand même pas me le reprocher?"

Paul a répliqué fermement :

Permets-moi de te dire, Sylvie, que j’ai autant conscience que toi que le monde entier va très mal. Toutes les guerres sont absurdes bien sûr, mais celle-ci me semble battre tous les records et les responsabilités des corrompus qui, depuis cinquante ans, nous rebattent les oreilles avec leur Europe qui devait nous apporter paix et richesse, sont énormes…

J’ai consacré trente cinq ans de ma vie à instruire des adolescents. Inlassablement, je me suis battu sans ménager ma peine, corps et âme, pour essayer de faire reculer les frontières de l’ignorance.

Hélas, l’obscurantisme, les croyances, la folie des hommes, la férocité du capitalisme «prédateur» et catalyseur de l’extrémisme religieux ont gagné la partie.

Aujourd’hui, je ne souhaite plus me battre."

Paul ne posera plus jamais une seule question sur les absences de Sylvie.

Paul est sombre. En semaine, Sylvie n'a rien à dire ou presque. Le vendredi soir, elle déserte le domicile, elle disparaît et revient le dimanche le sourire aux lèvres. 

Paul se souvient du discours rhétorique qu'il avait tenu pour faire accepter sa très légère "escapade" à La Réunion :

"Aimer l'autre, cela devrait vouloir dire que l'on admet qu'il puisse penser, agir de façon non conforme à nos désirs " (pensée qu'il avait d'ailleurs empruntée  à un auteur sans le citer, bien sûr )

Sylvie a bien retenu la leçon, elle me retourne l'argument, elle me teste sans doute...

Je tiendrai, il le faut.

Pour les grandes vacances, pas question de retourner à Saint-Malo évidemment, ce serait l'échec assuré, la magie de l'hôtel du Nouveau Monde ne peut opérer qu'une seule fois.

 Il faut rompre complètement avec la Bretagne. 

Pour commencer, Paul a pensé à un petit séjour dans les musées en Suisse, Sylvie s'est toujours intéressée à l'art et particulièrement à l'architecture et au design.

Campus Vitra, près de Bâle puis Fondation Beyeler toute proche, où sont exposées des œuvres de Monet, Cézanne, Van Gogh, Picasso, etc. Enfin Kunstmuseum de Bâle, l'un des musées d’art les plus renommés au monde. 

Rien qu'à Bâle et ses environs, Sylvie a de quoi se régaler pendant plusieurs jours. Je suis certain que ma proposition va lui plaire.

Ce vendredi, Sylvie annonce à Paul qu’elle ne se rendra pas à Épinal pendant un mois au moins, un autre bénévole prend le relais.

C’est une bonne nouvelle, je n’en pouvais plus que tu m’abandonnes ainsi, mais si cela doit recommencer dans un mois, ce n’est pas tenable, il faut qu’on se parle.

Et Paul se décide enfin – il s’était promis qu’il le ferait un jour mais ne parvenait pas à se décider, à révéler à Sylvie le véritable motif de son échappée à La Réunion.

A cette annonce, Sylvie ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire narquois.

"Polo– elle l’appelle ainsi quand elle désire passer en mode caustique, tu ne m’apprends rien, j’en sais même plus que toi.

-Comment ça, comment ça ?

Par un heureux hasard, j’ai lu tes mails et j’ai voulu en savoir plus, j’ai donc enquêté. Virginie a épousé une des plus grosses fortunes de l’île, tu le savais ?

Je me fiche complètement de sa fortune et je ne veux même pas savoir avec qui elle vit, j’ai simplement besoin de parler un peu avec elle, il reste trop de mystère dans ces années mauriciennes et cela me pèse encore aujourd’hui, je t’en ai déjà parlé longuement, tu ne veux pas compatir, je ne te le reproche pas.

-Mais si, je te comprends, mon pigeon.

-C’est ça, je suis un pigeon et toi, tu es quoi ? Une poule qui mue, une poule qui rêve d’être palmée, une poule qui vit au champ ?

 Sylvie, très atteinte, humiliée, sonnée par la violence des trois contrepèteries contenues dans la dernière réplique de Paul, caqueta toute la journée comme un gallinacé excité par la présence d’un renard.

Paul, le goupil, partit marcher calmement pour mieux se préparer mentalement à une nuit qu’il soupçonnait d’être particulièrement physique.

Et elle le fut.

Paul mit toute son énergie pour combler Sylvie.

Conscient que sa verge parabolique ne suffisait plus à la satisfaire, il consentit à revenir à des pratiques inhabituelles pour lui et redécouvrit le parfum et la saveur naturelle des chairs de sa compagne, qu’il n’avait plus humées ou goûtées depuis… un certain temps.

Et Sylvie en redemanda encore et encore.

Paul, qui, il y a quelques semaines, avait enduré et surmonté les difficultés du sentier enneigé du GR 52 dans la grande traversée du Mercantour, crut cette fois mourir d’épuisement.

Sylvie, apaisée, a maintenant complètement accepté que Paul se rende à La Réunion pour quelques jours; son comportement s'est normalisé. Paul, de son côté, s'est résigné à ce que sa compagne s'absente régulièrement en fin de semaine.


20 avril 2024

 

Paul et Vanessa. Chapitre XII. L'Eden Roc.

 Le festival du film fantastique de Gérardmer est passé sans faire rêver Sylvie.

Elle consent, en ronchonnant, à accompagner Paul à Nice.

"Pour qui, pour quoi, pour quoi faire, à quoi bon ?"

Le voyage en train fut long et laissa augurer un séjour difficile.

Le programme des conférences au Centre Universitaire Méditerranéen ne lui plaît pas, les expositions dans les musées ne l’enchantent guère…

Les tours des caps ne seront pas suffisants, Paul cherche d’autres divertissements.

La neige est là, peut-être une randonnée en motoneige à Auron dans le Mercantour ?

"Pas très pertinent quand on vient de Gérardmer",  je vois venir sa réplique.

Passer du jour au lendemain des vingt degrés de la presqu’île de Saint-Jean-Cap-Ferrat aux plaisirs du pilotage de la motoneige dans des paysages grandioses de montagne, le choc devrait être bénéfique pourtant, ou alors c’est à désespérer.

Il n'y a pas beaucoup d'endroits au monde qui permettent cela!

Paul s’emporte un peu dans ses pensées car il a besoin de se libérer et de se détendre, il contrepéte pour se soulager : 

"Et qu’elle arrête de tout critiquer, tout dénoncer! Une femme digne n’ouvre pas la bouche seulement pour la délation!"

Paul dut modifier l’ordre de ses randonnées pour des raisons de disponibilité à l’Eden Roc. La randonnée le long des gorges de l'Estéron, que Paul redoutait, car il craignait qu’elle soit trop difficile pour Sylvie, s’est très bien passée.

Au musée Matisse, une exposition intitulée Tintin, Hergé et Tchang dévoilant les multiples facettes du père de Tintin à travers une superbe sélection de documents précieux, a ravi Sylvie.

Paul est rassuré même si sa compagne a refusé la sortie prévue en motoneige.

"Sur la neige, on marche, on skie, on luge, on s'accouple éventuellement, mais on ne pétarade pas à moto; polluer la neige, c’est criminel " a-t-elle vivement objecté.

Et elle ajouta, d’un ton coléreux:

"La neige symbolise la pureté de la nature, la neige est verte, disent les écolos amateurs de jeux de mots."

Paul est de plus en plus confiant. Si elle reprend ses permutations de syllabes , c’est qu’elle est encore très vivante. « Femme qui contrepéte n’est pas morte » a écrit Jean-Jacques Rousseau – Paul lit de plus en plus mais est très approximatif dans ses citations.

"Sylvie, ce sont des motos électriques.

-Et l’électricité, elle vient de Mars ?

-Tu as raison, je remplace la sortie par une visite du musée Picasso à Vallauris.

Restent deux balades faciles et la nuit au palace du Cap d’Antibes pour clore le circuit en apothéose. Sylvie sera ressuscitée, c’est probable, Paul y croit ...

Hélas, la magie de la Baie des Anges qui, aux dernières vacances, avait enchanté la nuit passée à La Chèvre d'Or à Eze, n'opéra pas à l'Eden Roc.

  "Sharon Stone y a séjourné. Et alors ? Cela me fait une belle entrejambe. Pas de plage, pas un grain de sable, quel dommage ! Et ce cimetière pour chiens, quelle drôle d'idée ! "

 Sylvie enchaîna les critiques.

  Malgré une suite offrant une vue à couper le souffle en surplomb de la Méditerranée et un repas bien arrosé, la nuit s'annonçait mal.

  Paul sua sang et eau physiquement mais s'épuisa aussi mentalement en reprenant entre autres, les jeux de mots récents de Sylvie :

  "Tu ne désires pas goûter ma neige, elle est verte, pourtant !"

  Rien n'y fit, Sylvie ne répondait plus. Son cœur et son corps restèrent  froids comme un roc... sans Eden. 

  Total échec. Paul est découragé.

Le retour en train à Gérardmer fut extrêmement long.

Paul ne peut s'empêcher de penser à cette nuit horrible passée au palace du Cap d'Antibes et il culpabilise. J'aurais dû  mieux préparer cette soirée et sélectionner davantage mes contrepèteries ou même m'abstenir de jouer avec les mots.

"Quand j'ai essayé de la pénétrer paraboliquement, j'ai murmuré: Ce Roc est plein de confort. C'est de très mauvais goût, je m'en rends compte maintenant, je comprends à présent qu'elle ait très mal réagi, où avais-je la tête ? 

Et d'ailleurs, c'est elle qui fut atteinte d'un syndrome réactionnel se manifestant par cette manie pathologique de permuter les syllabes, après l'élection du dernier Président.  Pourquoi me laisserais-je contaminer ? Cette obsession perverse de recherche de calembour altère le discours, le dénature, le pervertit, le déconstruit. C'est décidé, j'arrête les contrepèteries pendant qu'il est encore temps, avant que l'aliénation n'apparaisse. Nulle envie de contrepéter devant Virginie."

Mars à Gérardmer est souvent un mois difficile, cette année-là, il le fut particulièrement. 

Les pistes de ski ferment vers le dix du mois, la température encore très fraîche et  les pluies fréquentes ne sont pas favorables aux randonnées. 

Sylvie a repris ses cours et ses corrections interminables de copies.

Paul est plongé dans ses lectures. Il n'a pas aimé le dernier Todd que lui avait offert Sylvie.

"Ce n'est pas l'Occident qui est vaincu, c'est le monde entier et jusqu'à présent les migrants ne souhaitent s'installer ni en Russie ni en Chine mais en Europe, que je sache ! Et pas une seule occurrence du mot islam en près de quatre cents pages sur l'évolution du monde, le prophète Todd l'a fait ."

Paul essaie d'ouvrir des débats avec sa compagne mais sans grand succès. 

 Sylvie parle de moins en moins.

 Rien ne semble l'intéresser . Et quand elle parle, c'est neuf fois sur dix pour placer un de ses jeux de mots qui ne font plus sourire qu'elle. 

 Ici, elle a juste répondu "Todd ist tot." Paul est resté sans réaction, puis est parti se coucher.

En avril, ne te découvre pas d’un fil !

Et particulièrement dans les Vosges !

Il fait encore très froid à l’approche des vacances de Pâques. Paul, dont le cerveau fonctionne mieux par grand froid, s’aperçoit que le programme qu’il avait prévu, grande traversée du Mercantour par le GR 52, n’est pas du tout raisonnable. En effet, la neige rend les chemins souvent impraticables entre octobre et juin. Il supprime donc la moitié la plus difficile du parcours et ainsi Sylvie pourra l’accompagner, la solution de la laisser seule à Nice était franchement égoïste .

Paul a repris provisoirement la pratique des jeux de mots, car les difficultés de communication de Sylvie se sont aggravées, elle sombre progressivement dans un mutisme inquiétant, impossible de parvenir à dialoguer tant soi peu avec elle sans passer par les contrepèteries.

"Sylvie, j’ai revu mes ambitions nettement à la baisse pour la rando de Pâques: Trop de sentes sans fin, c’était un chemin de croix, tu pourras donc être de la partie, ce sera mieux pour nous deux, qu’en penses-tu ?

– Pour Pâques, c’est trop tard, Paul, j’ai déjà pris mes dispositions, je reste à Gérardmer. Tu pourras randonner comme un fou si tu veux, tu seras libre comme l’oiseau, je ne souhaite pas t’empêcher d’aller plus haut.

– Mais que me chantes-tu là ?

– Chanter, chanter …Quand cesseras-tu de me parler sur ce ton péremptoire ? J’en ai assez que tu me réduises à une chanteuse qui brouille l’écoute ! J’ai pris deux rendez-vous à Épinal pendant les vacances de Pâques.

– Rendez-vous ? Rendez-vous ?

– Oui, chez un psychanalyste.

- Dis-moi que je rêve ! Toi, l’agrégée de mathématiques, la spécialiste de la théorie de la mesure, tu vas te rabaisser à consulter des charlatans de ce type ?

– Mépris toujours. Interroge-toi, Paul ! C’est peut-être cette suffisance qui m'a acculée dans l'ennui.

Paul est perplexe. Plus il réfléchit, plus il doute. Le comportement de Sylvie, d'habitude si logique, n'est pas rationnel. Celle-ci dramatise son absence de cinq jours pour se rendre à La Réunion et le laisse aller seul à Nice pendant deux semaines. On fait des rencontres aussi en randonnée à Nice, a fortiori si celle-ci prévoit plusieurs nuits dans des gîtes.

 Et puis ses rendez-vous pour commencer une analyse, Paul n'y croit guère. 

 Une psychanalyse dure plusieurs mois et souvent plusieurs années. Sylvie, en bonne prof de maths, a l'habitude de résoudre ses problèmes en quelques minutes, une thérapie aussi longue, cela ne lui ressemble pas. Et elle-même a toujours mésestimé, voire dédaigné les psychologues, psychanalystes, psychiatres ou autres spécialistes de la médecine mentale.

Elle ment, c'est probable, elle veut s'isoler, me contrarier, me manipuler...

Peu importe, elle pourra faire tout ce qu'elle voudra, rien ne m'arrêtera, rien ne m'empêchera de rencontrer Virginie.”


10 avril 2024

 

Paul et Vanessa . Chapitre XI. Nouveau rendez-vous.

Paul, assommé, abasourdi, hébété par la violence de la réplique de Sylvie, bafouille :

"Que t'arrive-t-il, qu'est-ce que j'ai dit ? En plus de trente années de vie commune, tu ne m'as jamais parlé sur ce ton, Sy-sy-Sylvie .

- C'est très simple, Paul, depuis ton inscription à  ce " Raid des Fous ", tu n'es plus le même. 

Et une fois sur deux, depuis une semaine, quand tu m'adresses la parole, c'est pour m'indisposer avec ta météo tropicale et ton "cyclone du siècle" qui devait faire de nombreuses victimes selon les média et qui n'a fait qu'avancer de quelques jours ou semaines le décès d'un malheureux sans abri. 

Je ne veux plus jamais entendre parler de ces îles lointaines qui, je te le rappelle-ou alors j'ai mal compris, ont gâché ton début de carrière.  

-Désolé Sylvie, mais je suis contraint de te parler encore de La Réunion, juste une minute, pour t’informer que mon inscription à la « Diagonale des Fous » n’a pas été retenue. Les critères de sélection sont très stricts et ma candidature ne les remplit pas. Je vais tout de même faire le voyage pour prendre mes repères pour l’année prochaine, j’aurai les points requis cette fois.

Je tiens absolument à participer à cette course .

Je pars une petite semaine fin octobre, je n’ai pas pris de billet pour toi, le départ du raid ayant lieu trois jours avant tes vacances de la Toussaint et je ne veux surtout pas le manquer.

Un rictus amer trahit la profonde déception de Sylvie qui essaie pourtant de masquer sa détresse en répliquant sur le champ :

"Monsieur prend ses vacances en solo à La Réunion, très bien, elle n'est pas belle la vie ?

-Sylvie, ce ne sont que six petits jours, incluant les vingt quatre heures de vol donc moins de cinq jours en réalité, je te rejoindrai directement à Nice, j'ai pris un billet retour Saint -Denis - Nice direct.

-Magnifique organisation, Polo !"

Les semaines qui passent se suivent et se ressemblent. Paul lit de plus en plus et marche beaucoup, avec les compagnons de son club, mais aussi en solitaire. Fidèle à sa promesse, il ne regarde plus du tout la télé et ne touche plus à son Mac qu’il a rangé dans un placard.

Sylvie ne contrepète plus du tout, pire, elle ne parle presque plus, il faut l’interroger pour entendre sa voix; elle n’a jamais autant corrigé de copies, ses élèves doivent souffrir l’enfer.

Paul attend avec impatience le festival du film fantastique à la fin du mois pour espérer pouvoir rompre la monotonie de ces longues soirées d’hiver.

Son attente est insoutenable: Il craque avant le début des projections.

"Sylvie, si on n'a plus rien à se dire, il faut qu’on en parle."

Ils se sont parlé mais ce fut un dialogue de sourds:

Paul fait affectueusement remarquer à Sylvie qu’elle passe beaucoup de temps le nez plongé dans ses copies.

Sylvie reproche à Paul d’être constamment occupé à lire ou à tapoter sur sa tablette. Pourquoi d’ailleurs avoir supprimé l’ordinateur si la tablette prend le relais ?

Mais Paul sait bien que ces accusations sont un mauvais procès.

En réalité, même si Sylvie, par amour-propre, a évité d’évoquer directement le sujet, Paul a bien compris que la réservation de son billet pour La Réunion, sans autorisation de sa compagne, a été ressentie comme une mise au coin et beaucoup plus qu’une simple fessée, un outrage humiliant, un camouflet, un coup fatal pour la fière et dominatrice Sylvie.

Paul ne regrette rien car il est convaincu que s’il avait fait part de son projet à son épouse, celle-ci aurait insisté pour l’accompagner ou pour le rejoindre.

Et Paul tient absolument à être seul à La Réunion .


Depuis qu'il passe une bonne partie de ses journées à lire, Paul a acquis davantage d'assurance dans ses conversations avec Sylvie. 

Même s'il n'a pas convaincu, les arguments qu'il a déployés pour faire accepter sa très légère escapade (c'est Sylvie qui a eu l'audace d'utiliser ce vilain mot) à La Réunion, ont réussi à troubler sa compagne.

Et parfois, il ose aller loin dans ses affirmations:

"Ne me dis pas que tu te "wokises" toi aussi, je vomis cette dérive de plus en plus totalitaire, tu le sais, tu connais mes convictions :

L'amour relève de l'emprise. Aimer, c'est être dominé, subjugué. Aimer l'autre, c'est admettre  que celui-ci puisse penser, sentir, agir de façon non conforme à nos désirs, à notre propre gratification.

-Aimer, c'est passer après, c'est cela ?

-Oui."

C'était à  la fin du repas, au moment du digestif. Sylvie se servit un verre de Cognac qu'elle avala cul sec et quitta la table.


Les vacances de février approchent .

Paul soumet son programme de marche à Sylvie :

"Pas de circuit difficile pour février, il fait encore un peu froid pour les treks en montagne. J’ai prévu trois randos sympathiques, côté mer :

Le tour de Saint-Jean-Cap-Ferrat qui se fait en deux petites heures, le chemin longe la côte, entre villas et criques dans un écrin de verdure.

Le sentier du Cap d’Antibes, parcours très accessible entre les pins d’Alep et les oliviers, avec vue sur des résidences mythiques comme le château de La Garoupe, ce joyau qui a vu passer dans ses murs Picasso ou Hemingway .

L’île Saint-Marguerite, au large de Cannes, le chemin de ceinture est bouclé en moins de trois heures.

Et si on a un peu de courage, peut-être les gorges de L’Estéron .

Qu’en penses-tu ? Si tu as d’autres idées, Sylvie, je t’écoute.

-Je m’en fous. Je m’en fous de ton cap, je m’en fous de ta péninsule, je m’en fous de ton île !

-Bon d’accord, si tu dois bouder ainsi jusqu’à mon escapade d’octobre, j’attendrai, je m’en sens capable même si cela risque d’être un peu long .

Tant que j’y suis, je te donne aussi mon programme pour les vacances de Pâques :

Circuit du Mercantour, cent cinq km en sept jours. Du départ à St-Martin-de-Vésubie à l’arrivée à Menton, c’est une faune et une flore de haute montagne que l’on côtoie. Le point culminant est à deux mille sept cent mètres. Le dénivelé important (sept mille positifs et encore davantage de négatifs) en fait un trek trop difficile pour toi. Tu feras ce que tu voudras à Nice.

Et tant pis pour toi si je rencontre des marcheuses aux superbes polos activant leurs longs pieds."


Sylvie ne lui fera pas changer d'avis . Paul est déterminé. Il ira à La Réunion. 

Non pas pour faire une reconnaissance du parcours de La Diagonale des Fous, c'est un mensonge bien sûr, mais pour un événement bien plus important pour sa santé mentale.

Quand il était professeur, il était passionné par sa mission, son modèle était ce vieux Montaigne qui disait  « Je n’enseigne pas, je raconte ». La préparation de ses cours et la correction des copies absorbaient une grande partie de son énergie, ses tourments étaient contenus, bridés, faute de place pour s'exprimer.

Mais depuis sa cessation d'activité, malgré ses lectures et ses randonnées pédestres de plus en plus nombreuses,  non seulement il ne vit plus sereinement, mais  ses obsessions s'aggravent au fil des ans.

La vieillesse est un naufrage, Paul en est certain, mais, comme l'orchestre du Titanic, il veut sombrer en jouant et en chantant.

Début janvier, Paul s'est décidé à agir.

Magie d'Internet, il lui aura fallu moins d'une heure pour retrouver la trace et l'adresse électronique de son ancienne élève du lycée de Curepipe dont le souvenir revenait hanter ses nuits trente neuf ans plus tard.

Le fait qu'elle fût fille d'ambassadeur avait facilité  les recherches et ne laissait aucun doute sur l'authenticité du résultat, il s'agissait bien de Virginie.

Paul écrivit à Virginie.


                                                Madame,

 Il y a trente neuf ans, vous m'avez adressé un message bouleversant que j'ai gardé dans ma mémoire. 

Vous aviez à peine quinze ans et moi trente.

J'ai beaucoup hésité mais, par faiblesse, j'ai renoncé à me présenter au rendez-vous.

Vous n'êtes plus jamais revenue au lycée et j'en fus consterné. 

Plus le temps passe et plus je me sens coupable .

Je vous demande pardon de ne pas avoir été à la hauteur .

Paul



                                              Paul, 


Quelle énorme surprise ce courriel !

Je me souviens très bien de vous, de ma déclaration d'amour et je tiens à vous rassurer.

A quinze ans, j'étais une adolescente très perturbée mais vous n'en étiez pas la cause.

Je ne vous en veux absolument pas .

Si vous passez un jour à La Réunion, je serais ravie de vous accueillir, en toute amitié. 

Je possède une grande maison avec des chambres d'amis.

Nous pourrons discuter longuement des années mauriciennes.

 Par mail, c'est plus délicat.

 

A la lecture de la réponse de Virginie, Paul est surexcité à l'idée de pouvoir la rencontrer physiquement. Si elle a dit « nous pourrons discuter « , à l’indicatif, mode de la réalité, c’est bien pour signifier qu’elle a vraiment envie de le voir, il n'y a aucun doute.

Il avait informé Sylvie dès le lendemain qu'il s'était  inscrit à "La Diagonale des Fous", convaincu que le mensonge passerait inaperçu.

Il était loin d'imaginer que l'annonce d'une absence de quelques jours perturberait Sylvie à ce point.

La détresse de Sylvie le chagrine beaucoup bien sûr mais il compte sur les vacances de février pour l'extraire du trouble profond dans lequel elle s'est plongée. 

A Eze, Sylvie avait offert à Paul une magnifique surprise : La suite Nietzsche à  La Chèvre d'Or et la nuit qu'ils y passèrent fut magnifique.

Cette fois, le cadeau inattendu sera le mythique Eden Roc, lors de leur randonnée prévue au Cap d'Antibes. De grands écrivains, de nombreuses célébrités y ont séjourné, Jean-Paul Belmondo faisait partie des habitués de l'établissement. 

Une nuit à l'Eden Roc sera salutaire, Sylvie sera rétablie, Paul en est certain.


Paul a prévenu Virginie qu’il a un projet d’escapade à La Réunion fin octobre . Il lui a dit qu’il partageait complètement son point de vue, on communique bien mieux l'un en présence de l’autre, ce serait un énorme gâchis que d’évoquer leur vécu au lycée La Bourdonnais par mail. Virginie lui a répondu qu’il est le bienvenu quand il veut, il suffit qu’il prévienne la veille de son arrivée pour laisser aux domestiques le temps de préparer la chambre.

Paul ne l'a pas remerciée de lui laisser le choix dans la date, pas d’impair, il a utilisé une formule moins osée et a cessé ses correspondances par mail, conformément aux souhaits qu’elle avait exprimés, prudence, prudence, Paul avancera à pas de loup.





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